20 Oct
20Oct

«Celui qui veut être parmi vous le premier sera l’esclave de tous.» (Mc 10, 35-45)

Après avoir annoncé sa passion pour la troisième fois, les disciples continuent de ne pas comprendre de quoi Jésus parle. Ainsi jaillit une curieuse demande de deux disciples, Jacques et Jean, qui lui demandent de pouvoir siéger, l’un à sa droite et l’autre à sa gauche, lorsqu’il viendra dans sa gloire. Cette requête inusitée devient l’occasion d’un nouvel enseignement pour le groupe des Douze qui concerne les disciples d’hier, d’aujourd’hui et de demain.

Jésus ne juge pas les deux ambitieux. Toutefois, il ne les laisse pas sur de fausses impressions. Il les forme et les instruit. Dans le Royaume du Père, quiconque veut être le premier doit chercher à servir tout le monde, surtout les plus petits que soi, comme nous le montre le reste de l’Évangile. Jésus ne les taxe pas non plus d’orgueil. Il admet que vouloir faire plus et mieux c’est une réaction humaine naturelle. Cependant, il faut placer ses talents au service des autres. L’Église elle-même nous donne des exemples et des modèles à imiter pour améliorer la qualité de notre vie évangélique et spirituelle, ce sont les saints et les saintes que l'on met de l’avant pour nous inspirer. L’amélioration et l’évolution font partie de la croissance humaine aussi bien que spirituelle. Et cela se reflète également dans la gouvernance de la société et des institutions. Il s’agit donc d’une bonne chose, nécessaire, et essentielle, dirions-nous.

Comment y arriver? Voilà ce qui préoccupe Jésus. Il ne s’agit pas d’évincer les concurrents, afin d’atteindre plus vite les sommets. Il faut «servir», se faire le plus petit, viser la croissance des autres, sans s’occuper de la sienne, jusqu’à aller au bout du don de soi et même de sa vie, si nécessaire. C’est le grand renversement évangélique. Celui qui veut être le premier doit se faire l’esclave de tous. Le mot est fort, et combien plus la réalité! C’était l’idéal des rois d’Israël: prendre soin du plus petit. C’est aussi le cœur du grand commandement : «Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime» (Jn 15, 13).

Illustration. «Les Ménines», par Diego Vélasquez, huile sur toile peinte en 1656. Conservée au Musée du Prado, Madrid.

L’œuvre que j’ai choisie pour ce dimanche représente la famille du roi Philippe IV d’Espagne, peinte par Diego Vélasquez (1599-1660). La composition complexe et énigmatique de la toile interroge le lien entre réalité et illusion et crée une relation incertaine entre celui qui regarde la toile et les personnages qui y sont dépeints. Cette complexité a été la source de nombreuses analyses qui font de cette toile l'une des plus commentées de l'histoire de la peinture occidentale. Elle a influencé des artistes de toutes les époques, jusqu’à Picasso, qui réalisera en 1957 une série de 58 toiles où il tente de réinterpréter et d’analyser celle de Vélasquez!

Cette œuvre est riche en détails et en significations, particulièrement en ce qui concerne les rôles sociaux. C’est la dimension qui m’intéresse ce matin, en lien avec notre page d’évangile. En effet, le tableau illustre clairement la structure hiérarchique rigide de la cour espagnole du XVIIe siècle. L’infante Marguerite-Thérèse est au centre, entourée de ses demoiselles d’honneur, d’un chaperon, d’un garde du corps, d’une naine, d’un enfant italien et d’un chien. À elle seule, cette juxtaposition souligne le statut royal de l’infante et les rôles inférieurs qui finalement rehaussent le sien.

Les demoiselles d’honneur ou “ménines” sont de jeunes filles de la noblesse qui servent l’infante. Leur position et leurs gestes montrent leur dévouement et leur rôle de soutien. Au fond de la composition, on aperçoit le chambellan José Nieto qui apparaît à contre-jour, comme une silhouette, sur une courte volée de marches, tenant d'une main un rideau qui s'ouvre sur un incertain mur ou espace vide. Sa présence crée un effet de miroir avec le peintre Vélasquez, qui se représente lui-même dans la scène, ce qui est inhabituel pour l’époque. On le découvre à gauche en train de peindre, regardant au-delà de la peinture, comme s'il observait directement le spectateur de la toile. Cela montre non seulement son rôle à la cour, mais aussi l’importance croissante des artistes à cette période. Son inclusion dans le tableau suggère une reconnaissance de son talent et de son statut, qu’il n’hésite pas à exhiber.

Le miroir à l’arrière-plan reflète le roi Philippe IV et la reine Marie-Anne, parents de l’infante, en train d’être peints par l’artiste, suggérant leur présence et leur autorité, même en dehors de la scène principale. Cela crée une interaction complexe entre les personnages présents et ceux reflétés, soulignant la relation entre le pouvoir et la représentation. Qu’est-ce qui est réel ou reflet de la réalité? En fait, c’est aux côtés de l'observateur que nous sommes que se trouve le couple royal. Ainsi, nous pourrions tout aussi bien contempler notre reflet dans le miroir...

Les nains et le chien présents dans la scène ajoutent une dimension supplémentaire à la hiérarchie sociale. Les nains, souvent présents à la cour pour divertir, sont ici représentés avec dignité, ce qui peut refléter une critique subtile des rôles sociaux par l'artiste.

Vélasquez utilise la perspective pour guider le regard du spectateur à travers la scène, créant une profondeur et une complexité qui renforcent les thèmes de pouvoir et de service, ainsi que de hiérarchie sociale. On peut également se questionner sur l'impact ou le sens de l'espace inoccupé dans le haut de la toile, soit près des deux tiers du tableau: espace disponible pour l'ascension sociale ou spirituelle des personnages? 

Cette œuvre est un excellent exemple de la manière dont l’art peut refléter et commenter les structures sociales de son époque. Celles-ci sont complexes et changeantes. Le Christ lui-même a renversé les règles qui s’appliquent dans son Royaume, qui est aussi celui de son Père. C'est ce que Marie a compris dès le départ lorsqu'elle formule sa réponse à l'Ange de l'Annonciation: «Déployant la force de son bras, il disperse les superbes. Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles. Il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides.» Être en responsabilité, dans la communauté chrétienne ou dans la société civile, c’est accepter de servir, jusqu'à ce que les chaînes de l'injustice et des esclavages de toutes sortes éclatent.

Bon dimanche! 

Claude Pigeon

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