«N'emportez rien avec vous, sauf un bâton.» (Mc 6, 7-13)
Dans l'évangile de ce dimanche, saint Marc nous raconte l’appel des Douze. Il insiste sur les consignes de la mission confiée par Jésus. Il les envoie deux par deux et leur dit: «N'emportez rien avec vous, sauf un bâton. Quand vous avez trouvé l’hospitalité dans une maison, restez-y jusqu’à votre départ. Si, dans une localité, on refuse de vous accueillir et de vous écouter, partez et secouez la poussière de vos pieds: ce sera pour eux un témoignage».
Les personnes qui ont vécu un pèlerinage comme celui de Compostelle savent bien qu’on voyage mieux lorsqu’on garde son sac léger. Les pas sont plus agiles et alertes. On marche plus vite et plus loin, avec moins d'effort. Mais plus important encore, la rencontre de l’autre se fait plus facile, car on dépend les uns des autres, jusqu’à se retrouver parfois à la merci de la bonne volonté des gens. En acceptant de dépendre d'autres personnes pour la nourriture et le logement, les Douze devaient nécessairement interagir beaucoup plus avec tout le monde: parler aux fermiers dans les champs pour demander de la nourriture, frapper aux portes pour dormir quelque part. Par surcroît, ils se faisaient proches des pauvres qui sont souvent plus enclins à ouvrir les mains et le cœur. Parce qu’ils devaient compter sur les autres, les Douze ont dû apprendre à aller vers les étrangers et les connaître à un niveau plus personnel et intime. De plus, à long terme, les disciples commencent à rencontrer des gens qui, au fil des ans, deviendront des amitiés solides... ils ne seraient plus jamais seuls et auraient des communautés de soutien vers lesquelles retourner.
Cette réflexion sur les débuts de l’évangélisation redonne de l’espérance dans une période de grande transformation de nos communautés chrétiennes. Les relations avec les personnes importent plus que la conservation de modèles, même lorsqu’ils ont rendu service, sous certains aspects, dans un contexte différent. Sur le plan personnel, il nous faut réapprendre à voyager léger, ne pas trop nous attacher à nos possessions, alors que nous marchons sur ces rivages terrestres pour un petit moment seulement. Cette vie est temporaire et constitue un passage vers la prochaine : la vie éternelle.. Il est bon parfois de se le rappeler. Cela donne une autre dimension au temps présent.
Illustration: «Le Quêteux», gravure sur bois par Rodolphe Duguay (1925-26), Musée national des beaux-arts du Québec.
Au Québec, les quêteux appartiennent à la culture populaire rurale. Nombreux au XIXe et au début du XXe siècle, ils font partie du paysage, parcourant les routes et les villages. Souvent mal habillés, avec un bâton et un baluchon, ils paraissent mystérieux et font souvent peur. Contes et légendes leur font d’ailleurs une belle place, si bien qu’on ne se sait jamais s’il s’agit d’un ange ou du diable lui-même que l'on accueille. Selon certaines croyances, ils pouvaient «jeter des sorts», s’ils étaient mal reçus. Alors, aussi bien ne pas tenter sa chance! Mais il y a aussi le bon quêteux. Celui-ci a son circuit, passe à chaque année à la même période, connaît les familles où il sera accueilli et pourra dormir. Un couvert est toujours disponible à table, même chez les plus pauvres. Certaines maisons possèdent même un banc-lit ou « banc de quêteux » prêt à offrir le gîte pour la nuit. Le matelas était constitué d'épluchures de blé d’Inde. On pouvait donc brûler sans hésiter le matelas après le passage du quêteux pour éviter la contamination par les poux ou les puces. En échange du gîte, le quêteux partageait les histoires entendues dans les autres villages parcourus ou réjouissait la maisonnée de ses talents de musicien ou de conteur. Cette générosité était principalement fondée sur la croyance que l’accueil d’un mendiant permettait d’avoir une place au paradis. Ses premiers mots, lorsqu’il frappait à la porte, étaient immuables : « la charité pour l’amour du bon Dieu ». Cette page de notre histoire rurale prendra fin dans les années 1960, avec l’interdiction de quémander aux portes et le déploiement de l’État-providence.
L’artiste québécois Rodolphe Duguay (1891-1973) est un pionnier de la gravure sur bois en relief. Issu d'un milieu rural pauvre, il commence ses études au Monument national de Montréal en 1911 et se familiarise avec la tradition établie au Canada français par des artistes comme Ozias Leduc et Suzor-Côté. Il poursuit sa formation à Paris et par des voyages en Europe. Les spécialistes de l’art disent que l'œuvre de Duguay exprime «un message profondément religieux basé sur la bonté, l'innocence, la pureté et la souffrance». L’œuvre que j’ai choisie ce matin représente un mendiant, un quêteux, dans un style qui mêle réalisme et symbolisme. La figure du quêteux est souvent associée à la pauvreté, à la quête spirituelle et à la recherche d’idéal. Dans le cas de Rodolphe Duguay, cette quête s’exprime également dans sa vie personnelle, partagée avec sa femme Jeanne L’Archevêque, écrivaine, poétesse et musicienne. Le couple cherchait l’idéal sur les plans spirituel, artistique et domestique, malgré les épreuves et les difficultés financières.
En lien avec l’évangile de ce matin, nous avons peut-être une spiritualité de «quêteux» à retrouver pour que nos communautés et notre foi personnelle sonnent plus vrais. Quand les hommes et les femmes qui nous entourent peinent à se nourrir, à se loger ou à obtenir des soins, notre foi a besoin de se faire accueillante du tout-venant. Les premiers chrétiens voyaient Jésus dans les mendiants et les étrangers de passage, sans doute parce que les Douze et les premiers évangélisateurs avaient également choisi cette voie, à son invitation. Quand je médite à l’avenir des communautés que je côtoie, je regarde «Le Quêteux» de Duguay, et j’y vois comme un appel à changer ma propre vie et à recentrer ma foi sur l'essentiel...
Bon dimanche!
Claude Pigeon