«Cette pauvre veuve a mis dans le Trésor plus que tous les autres.» (Mc 12, 38-44)
Jésus est un observateur attentif du monde qui l’entoure. C’est d’ailleurs ce qui fait de lui un maître écouté et respecté en Israël. Aujourd’hui, son regard se pose sur une femme que personne d’autre n’a remarquée: une pauvre veuve qui dépose deux petites pièces de monnaie dans le Trésor du Temple. Personne n’a aperçu cette femme, à part Jésus qui sait la valeur inestimable du geste qu’elle pose. Par son commentaire, Jésus remet en question notre premier regard et ses impressions souvent trompeuses. Vue de l’extérieur, l’offrande de la veuve n’est rien en comparaison des sommes que les riches déposent ostensiblement dans le Trésor en puisant dans leur superflu! Quant à la veuve, elle prend sur son indigence, puisant une partie de ce qui lui sert à vivre.
L’aumône de la veuve témoigne de sa proximité avec Dieu. Avec ces deux petites pièces de monnaie, c’est en Dieu qu’elle place sa foi et sa confiance et à qui elle confie tout, même le peu qu’il lui reste. À l’inverse des scribes dont Jésus dénonce l’attitude ostentatoire, ainsi que le profit que la plupart d’entre eux tirent de leur position au détriment des autres, la pauvre veuve ne cherche pas à être vue et encore moins à être reconnue. Le cœur de ce récit n’est pas lié aux sommes offertes, mais aux intentions qui motivent les actions.
La Bible et les évangiles mettent en lumière la pauvreté des moyens que Dieu emploie pour manifester sa puissance. Dieu choisit David, un jeune berger qu’il préfère à ses frères aînés, pour le sacrer roi d'Israël. C'est dans une brise légère que Dieu va se manifester au prophète Élie. Plus tard, quand il prend la condition humaine, Dieu naît dans une étable, et non pas dans un palais. Qui plus est, le Dieu qui se révèle en Jésus-Christ fréquente les pécheurs et donne la première place aux petits, aux exclus et à ceux et celles qui sont les derniers en ce monde. Puis à l’inverse, le Seigneur a des paroles dures contre ceux et celles qui se croient mieux que les autres, au point de s’octroyer le droit de se servir d’eux pour accroître leurs profits. C’est notamment le cas de beaucoup de scribes qui dévorent les biens des veuves, au lieu de leur venir en aide. Attitude d’autant plus scandaleuse que ces femmes étaient, la plupart du temps, réduites à la misère.
J’ai parfois l’impression que notre monde ressemble de plus en plus à celui du temps de Jésus. L’État-providence s'étiole. Les «soupes populaires», frigos-solidarité ou antigaspi, les magasins-partage et les groupes d’entraide de toutes sortes ne sont plus des organismes d’appoint, mais les piliers indispensables de notre vie sociale et communautaire. Ces groupes vivent d’un peu de subsides gouvernementaux et de notre charité à tous et à toutes. Notre solidarité et notre générosité dépendent souvent du premier regard que nous portons sur ceux et celles qui en ont besoin ou qui s’y dévouent. Dans ce contexte, l’appel de Jésus devient percutant. Celui-ci ne concerne pas ce que je donne, mais le regard que je pose sur les personnes qui sollicitent mon aide: bénéficiaires, aidants-es et, ultimement, le type de société dans laquelle j’aspire à vivre. Cette vision conditionne le pourquoi et le comment de ma solidarité, nouveau nom élégant pour nommer la charité. Le défi n’est pas tant de chercher à donner beaucoup qu’à bien donner. Car, la manière dont je donne est le reflet, l’image, du don que je fais librement de moi-même. Avec ce que je donne de ma personne, de mon temps, de mon écoute, de mon respect, de mon encouragement ou de mon argent, Dieu peut faire beaucoup, lorsque mon amour se place au diapason du sien.
Illustration. «Le Wagon de troisième classe», huile sur toile, réalisée par Honoré Daumier (vers 1864). Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.
Honoré Daumier est surtout connu pour ses caricatures illustrant la vie sociale et politique dans la France du XIXe siècle. Il s’imposera comme le premier artiste contemporain s’intéressant au sort des opprimés en dénonçant les causes profondes de leur misère matérielle et morale.
Le tableau que je vous propose aujourd’hui s’intitule «Le Wagon de troisième classe» et appartient à la collection du Musée des beaux-arts du Canada, à Ottawa. Le voyage en train est un thème cher à Daumier. Il reflète sa passion pour la classe ouvrière. Celui qui a su se montrer si mordant dans ses caricatures de la bourgeoisie et des politiciens nous offre ici une image sensible d’individus repliés sur eux-mêmes, pauvres et isolés dans un wagon sombre, absorbés dans leurs pensées. On dirait que c’est la pauvreté elle-même et la misère de son temps que l’artiste met en scène et dénonce.
Dans ce tableau réaliste, Daumier choisit de représenter le petit peuple qui voyage en troisième classe, plutôt que les riches bourgeois voyageant en première classe. Il désire ainsi dénoncer la misère qui règne dans une grande partie de la société française à cette époque avec ses classes sociales très hermétiques. Contrairement à d’autres artistes, il fait le choix de ne pas occulter la distance et la séparation qui divise riches et pauvres et la met en scène sans ménagement.
Cette représentation du réel est dérangeante, non pas tant par ce qui est montré, les personnages, les vêtements, ces enfants misérables, que par la force des regards. Au premier plan, une femme tient fermement son panier. Avec ses yeux sombres, elle fixe les spectateurs de l'œuvre que nous sommes. Son regard paraît terriblement accusateur et traduit le profond désarroi qui semble aussi habiter les autres passagers de cette troisième classe, dans leur vie de souffrance et de misère. Toujours au premier plan, mais à gauche cette fois, nous observons une autre femme, plus jeune, avec son enfant. Puis, à droite, prend place un jeune garçon, la tête appuyée sur la femme du centre mais replié sur lui-même, les mains dans les poches. Au second plan, nous pouvons apercevoir d'autres personnes qui semblent également vivre dans la souffrance, la misère… Dans cette voiture, on se parle pas. On ne s'amuse pas non plus. L'ensemble de la composition est marquée par des lignes horizontales. Deux petites fenêtres à gauche peinent à éclairer la voiture qui demeure obscure, ajoutant ainsi au caractère écrasant de la situation. Sans lumière, sans élévation, sans espérance, rien n’évoque la possibilité d’un futur meilleur.
Chacun en leur temps, Daumier et Jésus observent et dénoncent la pauvreté et tentent d’attirer l’attention sur les dysfonctionnements sociaux. Les préjugés ajoutent aux disparités et n’aident personne à améliorer son sort. Daumier s’adresse aux bourgeois pour attirer leur attention et dénoncer leur mépris. Jésus s’adresse à ses disciples pour transformer leur vision du monde et motiver leur action. Deux époques, même combat: combattre les préjugés et lutter pour la dignité des personnes, riches ou pauvres, bien en vue ou anonymes de la rue. Finalement, l’évangile nous invite à joindre nos efforts pour transformer le monde en jaugeant chacun notre esprit afin de poser nos gestes de solidarité pour les bonnes raisons…
Bon dimanche!
Claude Pigeon