«Si quelqu’un veut marcher à ma suite…» (Mc 7, 31-37)
Jésus est en route avec ses disciples. C’est lui qui engage la conversation: «Pour les gens, qui suis-je?» La réponse nous est connue. Les disciples lui rapportent qu’on le compare à des hommes de Dieu du passé: Jean-Baptiste, Élie ou l’un des prophètes. Toutefois, ce qui intéresse Jésus, c’est ce que ses disciples pensent de lui: «Pour vous, qui suis-je»? Seule l’admirable réponse de Pierre nous est rapportée: tu es le Christ, le Messie, celui qu’on attendait. Jésus dévoile alors que sa venue en ce monde et son partage de notre humanité sont liés à sa souffrance et à sa mort. Quelle déroute pour Pierre qui vient de faire sa déclaration de foi! Il prend Jésus à part et lui reproche ses propos, car ce n’est pas l’idée qu’il se fait du Messie. Devant tout le monde, Jésus le remet à sa place: «Passe derrière moi, Satan!», c’est-à-dire l’Adversaire. Jésus situe Pierre «derrière» lui et non devant, en position de guide. Le rôle d’un disciple, ce n’est pas de faire obstacle au maître, mais de «marcher derrière lui», donc d’être prêt à renoncer à soi-même, à ses rêves personnels et à porter sa croix. N’ayons pas peur. Le chemin de la résurrection et du royaume, c’est celui de notre aventure humaine, transformée par notre compagnonnage avec le Christ.
Pour découvrir qui est Jésus, on doit prendre la route et marcher avec lui. L’aventure humaine, lorsqu’on la regarde avec un peu de distance, c’est moi qui à certains jours marche derrière Jésus en cherchant à le suivre, car il me guide. C’est lui qui, à d’autres jours, marche derrière moi, pas parce que je lui fais obstacle, mais pour me soutenir ou me pousser vers l’avant. Parfois, nous sommes côte à côte et nous conversons paisiblement, moi m'intéressant à lui, et lui s'intéressant à moi. Nous marchons ensemble. Avec Jésus, le chemin est sûr, même quand il est sinueux. Ne plus être seul pour vivre l’aventure de ma vie d’homme ou de femme, c’est déjà une bénédiction. Même si au bout de la route, se dessine toujours la croix, passage obligé de la résurrection.
Jésus est l’homme de la marche et de la route. C’est en marchant qu’il me pose la question qui compte: «Pour toi, qui suis-je»? L’identité de Jésus n’est pas une définition, un acte de naissance ou une preuve historique, c’est un chemin. Comparer la personne de Jésus aux prophètes du passé ou même à d’autres divinités, c’est limitant. Au contraire, vivre Jésus comme un chemin, c’est ouvrir un monde de possibilités, celles que Dieu a en réserve pour moi, de toute éternité. Jésus, c’est la route que nous suivons ensemble.
Illustration. «Homme traversant une place», 1949, Bronze 68 x 80 x 52 cm Alberto Giacometti-Stiftung, Zurich © Succession Alberto Giacometti (Fondation Giacometti + ADAGP).
L’artiste suisse Alberto Giacometti (1901-1960) a proposé plusieurs versions de son « Homme qui marche ». De cette sculpture que je vous propose ce matin, émane mouvement et dynamisme. Celui-ci naît du large écart entre les jambes du marcheur, fines et raides comme les branches d’un compas, du transfert entre les appuis du pied arrière au talon et à la plante soulevés vers le pied avant pesant sur le sol, à l’inclinaison du buste projeté en avant, tête droite, dans le prolongement de la jambe gauche, à la tension des bras qui accompagnent l’élan d’ensemble.
En 1949, Giacometti ressent encore les horreurs de la Seconde Guerre mondiale et la fragilité de l’existence humaine. Il se questionne. Les experts scrutent souvent son œuvre sous le prisme de l’influence de l’existentialisme, un courant philosophique qui explore les thèmes de l’absurdité, de la liberté et de la responsabilité individuelle. La figure allongée et solitaire de l’homme en marche symbolise la quête de sens et la condition humaine. Cet homme semble esseulé, pathétique, puisqu’il «marche», en même temps qu’il a les pieds enraciné dans le sol et apparaît comme placé seul face au monde. Comme l’aurait dit Sartre, il est condamné à marcher, dans le sens que sa liberté aura choisi. Pourtant, la posture de l’homme, bien que fragile et mince, dégage une impression de détermination et de résilience, face aux aléas de la vie. De fait, l’œuvre réalisée en bronze, un matériau lourd, contraste avec la nudité et la fragilité du corps représenté. Notre marcheur est-il vraiment retenu sur ce socle et ralenti dans son mouvement de marche, ou appuyé solidement pour affronter l’aventure humaine?
Les surfaces texturées sont caractéristiques du style de Giacometti. Elles visent généralement à capturer l’essence intérieure de ses sujets. La surface accidentée du plâtre, où s’inscrivent les traces du modelage et des retouches successives, suggère une forme non pas finie, mais en train d’advenir. D’une certaine manière, la marche contribue à construire l’homme intérieur. Il peut donc rester debout face à l’adversité, symbole universel de l’humanité en progrès, et de l’avancement de l’histoire, qui est une marche vers un horizon inconnu. L’«Homme traversant une place», c’est moi, c’est toi, c’est nous, à la fois fragiles et résilients, traversant l’aventure humaine, toujours en mouvement et en construction.
Avec Giacometti, Jésus aurait pu tout aussi bien dire pour définir son identité: «je suis le mouvement et la marche»! N’est-ce pas son message lorsqu’il dit: «je suis le chemin, la vérité et la vie». C’est sur ma route que le Christ me parle et me façonne. C’est dans le mouvement et le tremblement de ma vie qu’il me fait signe, me soutient, m’enseigne, me fait découvrir non seulement son identité, mais aussi la mienne. Merci, Giacometti, pour cette catéchèse à laquelle tu n’avais sans doute pas pensé!
Bon dimanche!
Claude Pigeon